Les grands sakés d’Hiroshima

Une méthode de brassage à l’eau douce qui fait la particularité des sakés d’Hiroshima. Comprendre les différences de goût en comparant eau douce et eau dure.

La méthode d’élaboration de saké appelée “nansuijōzōhō”, qui fait la particularité des sakés d’Hiroshima, a été mise au point par Senzaburō Miura (1847-1908). Il savait que le goût du saké changeait en fonction de la qualité de l’eau et a ainsi développé une méthode unique et adaptée à l’eau douce de la région d’Hiroshima.

L’eau, élément indispensable à la production du saké

Le saké est composé à 85% d’eau. C’est donc un élément indispensable à sa production. Dans le processus de fabrication du saké on distingue deux types d’eau : l’eau de brassage (jōzō-yōsui) et l’eau de mise en bouteille (binzume-yōsui).

Eau de brassage Eau de brassage Eau de rinçage du riz
(senmai-yōsui)
Eau utilisée pour éliminer les restes de son du riz poli.

Eau de trempage
(shinseki-yōsui)

Eau utilisée pour faire tremper le riz afin que l’eau soit absorbée jusqu’au cœur des grains.

Eau de fermentation
(shikomi-yōsui)

C’est grâce à cette eau que le riz cuit, le kōji et la levure kōbo se transforment en saké.

Eau pour l’entretien
(zatsu-yōsui)

Sert à laver les divers ustensiles, l’intérieur de la brasserie et les chaudières à cuisson.

Eau pour laver les bouteilles
(senbin-yōsui)

Eau pour laver les bouteilles
(senbin-yōsui)
Sert à laver les bouteilles avant la mise en bouteille du saké.
Eau de désalcoolisation
(warimizu-yōsui)
On ajuste le degré d’alcool du saké afin qu’il respecte les normes du marché avant expédition.
Eau pour l’entretien
(zatsu-yōsui)
Eau servant au ménage.

L’eau de fermentation permet de libérer les enzymes et autres composants du kōji (le déclencheur de fermentation), de décomposer l’amidon et les enzymes de protéines du riz, d’en libérer les minéraux et les vitamines, et enfin, de créer un environnement propice à la prolifération et à la fermentation de la levure (kōbo).
L’eau n’est pas uniquement utilisée pour la fermentation, mais aussi pour le nettoyage des seaux et tonneaux de fermentation, des bouteilles, des ustensiles et de l’intérieur de la brasserie, ainsi que dans les chaudières à cuisson. Pour une tonne de riz poli, on compte généralement 20 à 30 tonnes d’eau nécessaires à la fabrication du saké.
L’une des conditions indispensables pour que des brasseries de saké puissent s’établir dans un lieu est la présence d’une eau adéquate. C’est la raison pour laquelle les brasseries de saké sont toujours situées dans des régions où l’on trouve des sources d’eau en abondance.

Deux types d’eau : l’eau dure et l’eau douce

La “dureté” est l’un des indicateurs de la qualité d’une eau. On parle d’eau dure pour une eau contenant une grande quantité de calcium et de magnésium, et d’eau douce pour une eau dont la quantité de ces minéraux est faible. En général, on trouve de l’eau dure dans les régions au sol calcaire et de l’eau douce dans les régions dont le sol est composé de granite, de gneiss ou de basalte.
L’eau au Japon est généralement moins dure qu’en Europe. On y trouve de l’eau douce en grande quantité. Le sol souvent volcanique du territoire japonais, les courants rapides et les cours d’eau plutôt courts font que les composants comme le calcium qui se dissolvent dans l’eau ne sont présents qu’en faible quantité, et les eaux souterraines peu dures.

A l’inverse, en Europe, les eaux souterraines et les cours d’eau s’écoulent plus lentement puisqu’ils doivent traverser des sols possédant de nombreuses strates de calcaire. Les minéraux tels que le calcaire et le magnésium imprègnent donc l’eau, la rendant ainsi plus dure.
On peut utiliser différentes unités de mesures, notamment allemandes et américaines, pour exprimer la dureté d’une eau. Mais dans le secteur du saké, on utilise traditionnellement l’unité de mesure allemande.

0 à 3° Eau douce
3 à 6° Eau moyennement douce
6 à 8° Eau plutôt dure
8 à 14° Eau moyennement dure
14 à 19° Eau dure
Plus de 20° Eau très dure

La qualité de l’eau utilisée a une incidence sur les propriétés du saké que l’on produit. En effet le potassium, l’acide phosphorique et le magnésium jouent un rôle important dans sa fabrication. On parle d’eau faible pour une eau qui contient peu de potassium, acide phosphorique et magnésium, et d’eau forte pour une eau qui en contient beaucoup.

Lorsque l’on entreprend la fermentation du saké avec une eau forte, la température du kōji et du moromi (saké non filtré pendant l’étape de fermentation alcoolique) s’élèvent rapidement et le riz se dissout facilement. La fermentation peut avoir lieu même à basse température ambiante et on obtient un saké plutôt sec.

En revanche, une eau faible rend la prolifération du kōji plus lente et ne permet pas l’élévation de température. Le riz se dissout difficilement, la multiplication du shubo (mélange permettant aux levures de se développer) et des levures kōbo est ralentie et la fermentation de faible intensité.

Le handicap de l’eau douce d’Hiroshima face à la fameuse eau Miyamizu de Nada

L’eau Miyamizu de Nada, découverte à la fin de l’ère Edo (années 1840), est connue dans tout le Japon en tant qu’eau de brasserie idéale. Miyamizu désigne une eau souterraine qui prend sa source dans les montagnes Rokkō, situées dans la partie sud-est de la préfecture de Hyogo. A l’origine, il s’agit de l’eau Nishinomiya no mizu, mais le nom a été raccourci pour devenir Miyamizu.
L’eau Miyamizu est représentative de ce qu’on appelle une eau forte, avec une dureté d’environ 6° (unité allemande). Elle favorise la prolifération des levures et, en raison de la grande quantité de potassium et de phosphore qu’elle contient, la fermentation du moromi.

Les sakés fabriqués avec l’eau forte se caractérisent par un goût bien tendu. Les sakés de la région de Nada sont donc très secs et masculins. C’est la raison pour laquelle on les appelle Otokozaké (sakés d’homme).

En revanche, l’eau que l’on puise dans la grande majorité des brasseries d’Hiroshima, est une eau douce, que l’on appelle aussi “eau faible”. Dans les régions telles que Mihara, Takehara, ou Saijo, où depuis l’ère Edo se sont établies de nombreuses brasseries, l’eau est plutôt forte. Sa dureté (de type moyennement douce, entre 3 et 6°) favorise la fermentation et permet de fabriquer facilement du saké. Mais sur la grande majorité du territoire d’Hiroshima, le dureté de l’eau est inférieure à 3°.
Autrefois, on considérait qu’il était extrêmement difficile de produire du saké avec de l’eau douce. En effet, l’eau douce ne permet pas de donner de vigueur à levure kōbo, et même s’il on parvient à fabriquer du saké, la fermentation est insuffisante et de piètre qualité. On est également confronté à de nombreux problèmes tels que l’apparition de moisissures et l’on peut difficilement assurer un processus de fermentation stable.

La mise au point d’une méthode de brassage permettant de surmonter le handicap de l’eau douce

C’est Senzaburō Miura, un brasseur de Mitsumura (aujourd’hui Mitsu dans le quartier d’Akitsucho, ville d’Higashihiroshima) qui a réussi à se servir des faiblesses de l’eau douce précédemment cités, pour créer un saké d’Hiroshima au caractère unique, différent de ceux de la région de Nada.

Senzaburō s’est lancé dans la production de saké en 1876 mais a rapidement été confronté à une série de problèmes tels que la décomposition ou l’apparition de moisissures dans les tonneaux pendant la fermentation. Bien que découragé, il a cherché à comprendre les causes de ce phénomène.
Il a reconstruit entièrement sa brasserie, est allé apprendre les techniques de brassage dans les brasserie de Nada et a embauché un nouveau tōji (maître-brasseur) respectant parfaitement ses instructions. Il a vraiment tout essayé, mais en vain. Puis il a fini par s’apercevoir que l’eau d’Hiroshima et celle de Nada étaient différentes. C’est alors qu’il compris que la raison de son échec était d’avoir imité les méthodes de brassage de Nada, malgré cette différence de qualité d’eau.

La raison pour laquelle l’eau dure est adaptée à la fabrication du saké est qu’elle contient des minéraux dont se nourrit la levure, provoquant ainsi une fermentation vigoureuse. Cela permet d’élaborer des sakés secs au goût parfaitement maîtrisé. Cependant, lorsqu’on utilise des eaux dures ou moyennement dures, la fermentation s’achève rapidement, ce qui ne permet pas de créer d’arômes ni d’obtenir des saveurs fraîches et légères.

Il est plus difficile de déclencher la fermentation avec une eau douce, mais cela peut présenter un avantage. En effet, on obtient une fermentation beaucoup plus lente et longue. Lorsque l’on fabrique du saké avec une eau dure, on peut utiliser des levures jeunes et obtenir une fermentation vigoureuse sans intervention particulière, en revanche, avec une eau douce, des étapes préliminaires sont nécessaires.
La méthode de brassage à l’eau douce nécessite l’emploi d’un kōji bien mature, qui pourra ainsi pénétrer jusqu’au cœur des grains de riz. Le riz va alors pouvoir se saccharifier et fermenter généreusement. Avec un kōji porté à maturation, on obtient des arômes intenses et des saveurs riches.

En procédant ainsi avec l’eau douce, on peut créer des sakés doux et raffinés. C’est la raison pour laquelle on dit des sakés d’Hiroshima qu’ils sont féminins (Onnazaké), à l’opposé des sakés de Nada, qualifiés de masculins (Otokozaké). C’est ainsi que le saké d’Hiroshima, généreux et délicat, a vu le jour. Cependant, les techniques modernes permettent désormais de produire des sakés masculins ou féminins quelle que soit la nature de l’eau.

Senzaburō a procédé à de nombreux essais afin de mettre au point une méthode adaptée à l’eau douce, tâtonnant d’abord en se fiant uniquement à son intuition, puis employant finalement des méthodes scientifiques basées sur les chiffres et les mesures.
En 1893, il commence à utiliser un thermomètre pour contrôler la température du kōji, du shubo et du moromi. En 1894, il reconstruit sa salle d’élevage de kōji (appelée kōjimuro) pour y installer un système de ventilation. C’est en 1897 qu’est finalement établie sa méthode de brassage à l’eau douce. Après plus de 20 ans de recherches et d’améliorations, Senzaburō parvient à mettre au point une méthode permettant de brasser le saké avec de l’eau douce sans problème de décomposition ni d’acidification, et d’obtenir un saké de haute qualité.

Les sakés d’Hiroshima obtiennent la reconnaissance dans tout le pays

Les accomplissements de Senzaburō Miura ne s’arrêtent pas au développement de la méthode de brassage à l’eau douce. Il aussi fait connaître à un large public les résultats de ces dures recherches. En 1898, il publie un ouvrage expliquant sa méthode, et le distribue non seulement aux membres de l’association des brasseurs de son village, Mitsu, mais également à ceux d’Hiroshima. Ainsi, vers l’année 1906, grâce à sa méthode de brassage qui s’est diffusée et a été adoptée dans la préfecture d’Hiroshima, les problèmes de pourriture et moisissure sont en déclin, et les sakés produits sont de meilleur qualité. On peut désormais brasser du saké à l’eau douce en toute tranquillité.

En 1907, l’association des brasseries organise le premier concours national de saké. Ce sont des sakés de la préfecture d’Hiroshima qui remportent les premier et deuxième prix. Il s’agit du saké Ryusei produit par la brasserie Fujii à Takehara, et du saké Mitaniharu, produit par la brasserie Hayashi sur l’île Kurahashijima. Les sakés d’Hiroshima parviennent non seulement à renverser ceux de Nada et de Fushimi (Kyoto) et à obtenir les prix les plus prestigieux, mais ils se font aussi connaître dans tout le pays. L’année suivante, en 1908, âgé de 61 ans, Senzaburō meurt.

Par la suite, les tōji de Mitsu maîtrisant la méthode de brassage mise au point par Senzaburō se sont montrés très actifs dans le monde de la production de saké, dans tout le Japon mais également à l’étranger. Alors que le Japon entre dans l’ère Taisho (1912-1926), les tōji de Mitsu, détenteurs de cette technique révolutionnaire de brassage à l’eau douce, sont appelés dans tout le pays : à Fukushimi, à Shikoku, Kyushu, Shizuoka, Nagano, dans le Kanto, et même sur l’île de Sakhaline ou Hawaï.

En 1921, afin de rendre hommage aux accomplissements de Senzaburō, une statue de bronze à son effigie est érigée dans son temple familial. En 1990, la statue a été reconstruite dans le sanctuaire Sakakiyama Hachiman, à Mitsu, Akitsu, dans la ville d’Higashihiroshima.

Et pour finir, quelques mots laissés par Senzaburō :

“Essaie cent fois, recommence mille fois”

Cela montre à quel point son enthousiasme pour le saké était grand.

Hout de Page